Le procès de l’affaire des télégraphes ou le premier « hacking » de l’histoire
Au cours de l’histoire, de nombreuses formes de piratage ont été utilisées pour obtenir des informations confidentielles. L’un des exemples les plus fascinants remonte au 19ᵉ siècle, lorsque les frères Blanc, banquiers français, ont orchestré un audacieux piratage du télégraphe Chappe à Tours. Leur objectif était simple : accéder aux précieux cours de la bourse afin de prendre des décisions éclairées en matière d’investissement. Dans cet article, nous plongeons dans l’histoire captivante de ce piratage.
C’est le 11 mars 1837, devant la cour d’assises de Tours, que s’ouvre ce procès retentissant et un peu particulier. Deux frères jumeaux, Louis-Joseph et François Blanc, banquiers, sont accusés de corruption de fonctionnaires et d’avoir piraté le télégraphe pour augmenter leurs gains en bourse, et en particulier concernant une valeur phare de l’époque, la rente à 3%.
A cette époque la France est dotée d’un réseau de télégraphie optique ou télégraphe Chappe. Au début du 19ᵉ siècle, le télégraphe Chappe était le principal moyen de communication à distance en France. Inventé par les frères Chappe, ce système optique utilisait une série de bras mobiles pour transmettre des messages à travers de longues distances. Chaque position des bras correspondait à une lettre ou un chiffre, permettant ainsi la transmission de messages codés sur de vastes territoires.
Mais cette technologie est faillible. Elle ne peut pas être utilisée de nuit ou par mauvaise visibilité. Les erreurs sont fréquentes et sont suivies de correctifs. Les agents télégraphiques doivent donc transmettre tous les signaux qui arrivent, le message entier étant recomposé à certaines étapes et à la destination finale. Les messages envoyés de Paris pour Bordeaux étaient recomposés une première fois à Tours.Le cours de la Bourse met trois jours à être transmis à Bordeaux par la poste alors que le réseau de télégraphe Chappe peut transmettre un message de Paris à Bordeaux en quelques heures seulement. En vue d’orienter au mieux leurs investissements, l’idée des deux frères est de récupérer la valeur des cours de la bourse avant que ceux-ci arrivent officiellement à Bordeaux. Quelques essais préalables avec des pigeons voyageurs se sont révélés infructueux.
Il leur vient alors l’idée de détourner le télégraphe avec la complicité d’un ancien directeur du télégraphe de Lyon, Pierre Renaud, un télégraphiste de la station de Tours, Pierre Guibout et son assistant, un nommé Lucas.
Le processus est le suivant :
- En cas de hausse ou baisse significative, un agent à Paris expédie un colis à la station de Tours, celui-ci renfermant des gants, des bas ou de cravates de différentes couleurs suivant l’évolution du cours de la rente à 3%, valeur objet de la spéculation.
Message codé. AD37,2U235 - Le télégraphiste de Tours et son assistant transmettent dans un message lamba cette information à la station de Bordeaux, puis envoient un correctif aisément repérable car identifié comme étant une erreur.
- A Bordeaux le message d’ «erreur» est décrypté par Pierre Renaud qui occupe une chambre avec vue sur la tour Chappe. Il communique alors le résultat aux frères Blanc qui ont le temps d’acheter ou de vendre avant l’arrivée officielle de la valeur du cours à Bordeaux.
Le stratagème a duré 2 ans et leurs décisions d’investissement éclairées et opportunes ont permis aux frères Blanc de réaliser d’énormes profits. L’histoire aurait pu durer encore longtemps mais en 1836 l’assistant du télégraphe de Tours se confie à un proche juste avant son décès, et une enquête interne met à jour le pot aux roses.
Les frères Blanc ont déjà passé 6 mois en prison lorsque le procès s’ouvre en mars 1837 et le plus incroyable de l’histoire c’est qu’au terme du procès, les frères Blanc ont été acquittés ! Ils ont eu seulement à payer les frais de procédure. Quant à leurs complices, ils se sont vu interdire d’exercer leur métier de télégraphiste. En effet aucune loi n’avait prévu ce cas et en raison de ce vide juridique François et Louis Joseph Blanc ont conservé les sommes acquises frauduleusement, ont quitté Bordeaux et ont fait fortune en se reconvertissant dans le business des casinos à l’étranger.
C’est néanmoins à la suite de cette histoire que la loi sur le monopole de l’utilisation du télégraphe et des communications par l’état a été votée en 1837. Alexandre Dumas s’est inspiré de cet épisode dans son roman Le Comte de Monte-Cristo paru en 1844 quand Dantès utilise ce même détournement du télégraphe pour faire perdre à Danglars, son ennemi, toute sa fortune.
Sources : Archives départementales d’Indre-et-Loire, 2U235; Archives départementales d’Indre-et-Loire, 2U236; Journal des débats politiques et littéraires, 29 janvier 1837 sur Retronews.fr; Article de JM Pottier « L’affaire des télégraphes ou la première cyber-attaque de l’histoire »,